Santé : pour réussir les délégations de tâches, il faut changer la méthode

Par Jean Paul Ortiz, médecin, ancien Président de la CSMF pour le Blog du Think Tank Economie Santé

16 Fév 2023
Jean Paul Ortiz, médecin, ancien Président de la Confédération des syndicats médicaux français, CSMF

Les délégations sont au cœur des évolutions indispensables de l’organisation de notre système de santé. Tout d’abord parce que l’exercice médical évolue vers le regroupement non seulement pluridisciplinaire mais pluri professionnel, où le travail en équipe s’impose dans tous les secteurs. Le savoir est aujourd’hui beaucoup plus éclaté et partagé entre les différents acteurs.

 

L’heure du médecin omni savant, prenant en charge un patient ignorant est révolu. Le patient atteint de pathologies chroniques multiples doit être accompagné dans son parcours de soins par de nombreux intervenants : médecin généraliste ou d’autres spécialités, infirmier, kinésithérapeute, diététicienne, psychologue etc. lui permettant de devenir un acteur de sa propre santé. Cette prise en charge en équipe amène chacun, en particulier le médecin, à déléguer au plus près du patient certaines activités que, hier encore, il faisait seul. Cette réalité du quotidien se construit déjà aujourd’hui dans le climat de confiance et de connaissance interpersonnelle que la proximité au plus près du patient favorise.

 

Les métiers des différents professionnels de santé doivent évoluer et cela est légitime dans une société moderne. Chacun veut avoir des perspectives de carrière et une évolution professionnelle, dans une société marquée par une transformation accélérée dans tous les domaines. Les contours des métiers sont donc amenés légitimement à évoluer au gré des progrès médicaux et de l’évolution des technologies médicales. Déléguer dans un système organisé permet de valoriser chacun tout en garantissant une prise en charge de qualité.

 

La crise démographique actuelle oblige tous les soignants à répondre à l’impératif de l’accès aux soins pour tous les Français dans des délais raisonnables et en assurant une qualité des soins optimale. Le temps médical manque et la rareté de cette ressource humaine doit amener le médecin à se recentrer sur son cœur de métier : soigner, et à valoriser son expertise et sa compétence en le déchargeant de tâches et d’activités que d’autres acteurs peuvent réaliser à sa place.

 

Malgré ce constat partagé par tous les soignants, la délégation de tâches se heurte pourtant à des obstacles et des réticences majeures. En témoignent les mouvements actuels des médecins qui réunissent la représentation professionnelle dans tous ses aspects : syndicats, Ordre des médecins etc. Certains y voient un corporatisme étroit et la volonté de garder une suprématie d’un autre temps. En fait, la réalité est plus complexe.
Mettre en place une délégation de tâches se heurte d’abord à un problème culturel : le médecin n’est plus l’alpha et l’oméga de la prise en charge du patient ; il n’est plus le seul savant ; il partage avec d’autres le suivi de ce patient devenu mieux informé. Du piédestal où il dominait seul l’ensemble du dispositif, il doit se retrouver chef d’équipe, à manager différents acteurs. Or sa formation ne l’a jamais préparé à cela, au contraire.

 

Mettre en place de la délégation de tâches passe par une coordination renforcée et très bien organisée entre les différents soignants. Or le retard dans ce domaine est énorme. La transmission de l’information, l’effectivité du DMP et la mise en place d’outils de coordination grâce au numérique sont des points majeurs à résoudre d’urgence.
La délégation de tâches doit être acceptée par le patient. Présentée comme la solution pour les déserts médicaux, le danger est grand de voir s’installer une médecine à deux vitesses : les citadins auraient accès à un médecin, pendant que les ruraux ou les habitants des quartiers défavorisés devraient se contenter d’autres professionnels de santé en accès direct, rappelant les officiers de santé. Déléguer doit se faire dans un climat de confiance partagé en particulier avec le patient…

 

Enfin reste le problème financier : dans chacun des métiers déléguer une tâche simple à un professionnel moins formé mais capable de l’effectuer doit s’accompagner d’une valorisation de l’expertise. L’opposition forte des syndicats médicaux témoigne de cette angoisse : la consultation médicale en particulier en médecine générale est devenue complexe, plus longue, prenant en charge des patients âgées polypathologiques nécessitant un temps d’écoute et un investissement intellectuel importants. Mais elle est toujours à un tarif unique ridiculement bas (25€). Conserver dans son activité médicale des consultations simples, à faible valeur ajoutée, plus courtes, permet de garantir le modèle économique du médecin libéral.
Ne pas aborder cet aspect c’est entrainer un rejet massif des délégations de tâches. Ceci explique que la virulence des réactions médicales contre des dispositions prises par des députés au hasard des lois, car toute évolution des contours de métiers doit garantir à chaque acteur son équilibre économique. Ce qui vaut pour le médecin vis-à-vis des autres professionnels de santé vaut également pour l’infirmière vis-à-vis de l’aide-soignante pour les toilettes par exemple.
L’échec des tentatives de délégation est bien celui de l’échec de la méthode : la brutalité des dispositions législatives votées par les députés ne fait que répondre aux lobbyings de tel ou tel corps professionnel sans concertation avec les autres professions nécessairement impactées.

 

Il faut donc changer la méthodologie pour faire accepter par tous une délégation de tâches dans une nouvelle organisation. Ceci doit partir des expériences de terrain : dans nombre de structures organisées et regroupées telles que MSP ou CPTS, les médecins ont déjà mis en place des délégations auprès d’infirmières, de kinésithérapeutes etc. Le recueil de toutes ces expériences doit être transmis à une « conférence nationale » chargée d’organiser la délégation et faire évoluer les missions de chacun dans le parcours du patient sur la base de ces exemples. Cela impactera sur le contenu des diverses formations professionnelles.
Cette conférence nationale doit réunir l’ensemble des acteurs concernés : syndicats professionnels, ordres, organismes payeurs (CNAM), associations de patients, Haute Autorité de Santé. Dans un délai prédéfini et forcément contraint (quelques semaines à quelques mois), cette conférence nationale devra définir les évolutions des contours de métiers, les nouvelles organisations mises en place, les délégations mises en place, et garantir l’équilibre économique de chacune des professions. Ceci devra se traduire dans des textes législatifs, réglementaires et conventionnels dans la recherche d’un consensus partagé. Mais avant cela, il faut que l’ensemble des acteurs partagent des valeurs communes : la recherche et la garantie de qualité des soins, l’accès des soins pour tous, quel que soit le lieu où le statut social du patient. Le temps nécessaire pour la mise en place de ces évolutions peut être court si elles sont construites et acceptées par tous.

Changer de méthode est impératif pour réussir la transformation de notre système de santé : la délégation en est un exemple.

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