Le Changement de pied de l’Ordre des médecins

Par Jean-Michel Chabot, pour le Blog du Think Tank Economie Santé.

10 Nov 2022
Jean-Michel Chabot, Professeur de Santé publique et membre du Think Tank Economie Santé

Les hésitations de l’Ordre des médecins quant à la réorganisation du système de soins et du rôle respectif des praticiens et des autres professionnels de santé sont analysées par Jean-Michel Chabot, Professeur de Santé publique et membre du Think Tank Economie Santé. Au-delà, il faudra traiter d’une organisation « Médecin-centré » ou « Patient-centré » mais chaque chose en son temps insiste-t-il.

Dans les premiers jours du mois d’octobre 2022, l’Ordre des médecins – après en avoir délibéré dans les instances ad hoc, y compris avec les 6 autres professions de santé à Ordre – adressait à chaque consœur/confrère, puis rendait public un communiqué porteur d’une proposition constructive et significative.

Cette contribution était également soumise aux pouvoirs publics, alors qu’on perçoit bien que les années et les années de crises, de débats, de rapports et d’annonces devraient bien finir par se solder par une sérieuse réorganisation du système de santé. Justement la contribution de l’Ordre concernait les conditions d’exercice des médecins libéraux et particulièrement des médecins généralistes en charge « des soins primaires et de proximité ». Pour l’essentiel, l’Ordre ouvrait la perspective d’un travail en « équipe pluriprofessionnelle » au sein de laquelle – et en fonction des conditions propres à chaque situation locale – une répartition « d’une partie de l’activité du médecin » vers les autres professionnels de santé était légitimée. Bigre !

Une contribution constructive et significative ou bien soudaine et malvenue

C’est donc bien d’une contribution significative qu’il s’agit, alors que l’Ordre des médecins restait fixé depuis des lustres sur sa « doxa » d’un exercice médical libéral, individuel et autonome, et que les auxiliaires – improprement appelés paramédicaux – demeuraient contraints par des décrets d’acte d’un autre âge ; de surcroît, la notion de territoire, floue mais très en vogue dans les sphères administratives et politiques, se trouvait adoubée par la contribution ordinale. Tout cela, dans la finalité louable et responsable d’une restauration de l’accès aux soins, singulièrement pour les malades en ALD et sans laisser de côté les « spécialistes d’organe ».

Et pour être constructive et significative, la contribution de l’Ordre n’était pas moins soudaine et même perçue comme inattendue sinon malvenue, en particulier pour certains praticiens du terrain, depuis trop longtemps confortés, tacitement ou explicitement, dans la pérennité d’un exercice traditionnel et solitaire.

De là une série de réactions négatives ou indignées au communiqué de l’Ordre des médecins, réactions relayées dans la presse professionnelle et les réseaux sociaux. Et réactions adoptées sans délai par d’éminents représentants syndicaux* de la médecine générale, soucieux de dénoncer un risque de « vente à la découpe » du métier de médecin généraliste et prompts à réclamer un surcroît de reconnaissance et les revalorisations tarifaires correspondantes (ce qui est de bonne guerre alors que les négociations conventionnelles vont s’ouvrir).

Cette contestation plutôt virulente – même si d’autres se félicitaient dans le même temps de la prise de position ordinale – a sans doute conduit l’Ordre national des médecins à reformuler les choses, dix jours plus tard, toujours par voie de communiqué. Ce sont alors les « décennies de décisions inadaptées » qui sont dénoncées, alors qu’un soutien sans faille à chaque médecin, à la fois leader, coordonnateur et responsable de l’équipe de soins est réitéré ; de même, la proximité avec les structures syndicales est réaffirmée, alors que ces mêmes syndicats auront la mission de mener la négociation afin d’obtenir « la revalorisation forte et sincère, tant professionnelle que financière ».

« Médecin-centré » ou « Patient-centré »

Au terme de ces deux communiqués, on peut tout de même regretter que le propos continue de promouvoir une vision « médecin-centré » de l’organisation du système, alors qu’il y avait une opportunité à dépasser ce débat et à préfigurer un système de santé « patient-centré » où l’ensemble des professionnels impliqués contribueraient au meilleur bien-être possible du patient ; les potentiels conflits de préséance ou de leadership entre les diverses professions intervenant auprès du patient s’en trouveraient contenus  et les différents responsables professionnels pourraient progressivement s’éloigner de leur posture en « silo » pour privilégier la coordination.

Reste que le Conseil de l’Ordre des médecins n’a pas fait autrement que les diverses représentations professionnelles1,2 des Family Physicians ou General Practitionners, américains, australiens, scandinaves ou britanniques, qui, quand elles ont été confrontées depuis une vingtaine d’années à l’inexorable montée en puissance des case managers, coordinators, physician assistants, pharmacists, social workers et autres nurse practitionners, n’ont pu qu’accepter les choses, en réaffirmant toutefois la prépondérance du médecin.

Sur ces évolutions possibles des soins primaires, on peut lire avec profit ce que vient de publier le docteur Thomas Bodenheimer MD, MPH, dans The Annals of Family Medicine. Son texte, titré Revitalizing Primary Care, organisé en deux parties, d’abord les causes du malaise, ensuite les perspectives de rebond, est aisément accessible sur internet 3. Pour mémoire, Thomas Bodenheimer est, outre-atlantique, un vieux routier des soins primaires. Médecin interniste, formé à Harvard, exerçant en ambulatoire depuis plusieurs décennies, et aussi  titulaire d’un master en public health, professeur à l’université de Californie, il affiche plus de 150 publications sur Pubmed, selon un spectre assez large, depuis des constats sur la régulation de la démographie des professions de santé, jusqu’à la politique de rémunération des médecins, en traitant au passage des sujets aussi divers que l’intérêt du « coaching » des malades diabétiques, ou bien des moyens de pallier aux difficultés d’accès aux soins, ou encore des pré-requis d’un exercice en équipe, ainsi que plus généralement des réorganisations possibles des systèmes de soins. Son attention pour les soins de premier recours n’est pas nouvelle, puisque l’une de ses premières publications4, à la fin des années soixante, était consacrée à l’intérêt des unités mobiles pour assurer l’accès aux soins des populations en zone rurale !

Son article dans The Annals of Family Medicine se présente un peu comme une transmission testamentaire, alors qu’il compte 32 années de full-time in primary care practice. Nombre des initiatives développées ces dernières années, soit à l’échelon fédéral, soit dans tel ou tel Etat, soit encore par un « offreur » de soins, public ou privé, sont évoquées avec pragmatisme. Les contraintes nouvelles, en particulier celles liées à la saisie de données pour renseigner les indicateurs – conditionnant les rémunérations – et pour alimenter les EMRs (Electronic Medical Records) ne sont pas masquées. Finalement, Bodenheimer déplore le sous-financement des soins primaires et de proximité et plaide pour un surcroît d’investissements par rapport aux autres dimensions du système de soins. Il prône tout autant la modernisation du métier médical et authentifie l’intérêt qui existe à exercer au sein d’une équipe pluriprofessionnelle – incluant des travailleurs sociaux – et où les activités se répartissent au mieux, selon les compétences des uns ou des autres. Après s’y être impliqués, la plupart des médecins s’en trouvent fort satisfaits (avec un effondrement des cas de burnout) et, de leur côté les patients en éprouvent de nombreux avantages, au premier rang desquels un accès plus aisé et une meilleure écoute. CQFD.

  1. https://elearning.rcgp.org.uk/mod/book/view.php?id=12898&chapterid=565 (RCGP position statement on multidisciplinary team working. 2015, révisé 2018)
  2. https ://ama.com.au/position-statement/ama-position-statement-medical-home
  3. https://doi.org/10.1370/afm.2859
  4. Bodenheimer TS. Mobile units: a solution to the rural health problem? Med Care. 1969 Mar-Apr; 7(2):144-54.

*Réactions de ces responsables syndicaux de la médecine générale d’autant plus troublantes, qu’il s’agit pour plusieurs d’entre eux de médecins qui ont pour eux-mêmes et depuis longtemps adopté un mode d’exercice où la coordination interprofessionnelle et le rôle croissant de « nouveaux » métiers comme les assistants, les coordonnatrices ou bien les pratiques avancées, constituent une réalité quotidienne et positive.

 

Jean-Michel Chabot est Professeur de Santé publique et membre du Think Tank Economie Santé. Il publie cet article dans le cadre du Blog du Think Tank Economie Santé.

Pour toute information sur le Think Tank

Event Manager

Laëtitia de Kilkhen
01 87 39 77 96