Régulation de la démographie médicale : « Pas assez tôt et trop tard »

Le Blog du Think Tank Economie Santé

03 Nov 2020
Le Blog du Think Tank Economie Santé

 

En cette année si particulière, le Think Tank Économie Santé s’intéresse à la Prospective en santé. Bigre !

Voilà bien un sujet délicat ; en témoigne le bref développement ci-dessous qui rappelle les errements de la régulation de la démographie médicale … tout au long ou presque des 50 dernières années1. Ainsi, chacun se souvient bien que jusqu’aux années 2000, voilà moins de vingt ans, le discours était à la « pléthore » médicale et de nombreux jeunes médecins peinaient à développer leur activité avec trop peu de patients à leur consultation. Et puis, brutalement en quelques années, la situation s’est inversée et le terme de « désert » a fait flores. Et dans tous les cas, les pouvoirs publics ont été pris en défaut de prospective aussi bien à la baisse qu’à la hausse des promotions d’étudiants.

 


Pour commencer, les années 70/95 qui se sont soldées par une pléthore.

Pléthore à l’origine de laquelle il faut remonter jusqu’à la fin des années 60 où un afflux sans précédent dans les facultés avaient conduit à des promotions annuelles largement supérieures à 8000 (et plus de 15 000 pour la rentrée de deuxième année en septembre 1968).

Certes un numerus clausus (NC) avait été institué en 1971 pour des raisons pédagogiques (limiter le nombre d’étudiants, afin de garantir la qualité de la formation pratique, avec un « quota   de 4 lits pour un externe »). Mais ce NC était malheureusement resté stable et supérieur à 8000 (alors qu’il aurait du être progressivement limité à 6000 entre 71 et 80, réduisant ainsi l’effectif médical de 15 000 environ à l’échéance des années 90…). Et ce n’est que dix ans plus tard, en 1980 que le NC a évolué en instrument de régulation professionnelle médicale. La figure ci-dessous reproduit les quatre phases de son évolution : 1971/1979 : stabilité ; 1980/1988 : décroissance ; 1989/1999 : stabilité à l’étiage et depuis 2000 remontée.

 

 

Aujourd’hui, alors que la pénurie médicale est largement dénoncée ou commentée, c’est devenu un poncif de critiquer la décroissance puis la stabilité du NC intervenues entre 1980 et 1999. Pourtant, on peut relire avec intérêt l’analyse produite par Claude Got, conseiller pour les affaires médicales au cabinet de la ministre dans un ouvrage2 de référence publié au tout début des années 90 : « …En septembre 1978, Simone Veil m’a demandé de venir travailler dans son cabinet ministériel sur la réforme des études médicales. Un des objectifs n’avait rien de pédagogique, il s’agissait de limiter le nombre de médecins en formation pour le faire correspondre aux besoins. Les données du problème étaient simples et la catastrophe se profilait à l’horizon : un système totalement déséquilibré par une offre excédentaire de soins, détruisant notre mode de financement des dépenses par la solidarité ou dévalorisant la médecine par la dégradation des ressources des médecins, les deux événements pouvant d’ailleurs s’associer... A la fin des années soixante le nombre d’étudiants augmenta rapidement. Le pic correspondant au « peu sélectif » bac de 1968 accentua un mouvement qui s’était déjà manifesté en 1966 et 1967. Il y avait 26 197 inscrits en première année à la rentrée de 1968, 15801 en deuxième année en 1969. Le nombre de thèses délivrées suivra avec un décalage de dix ans correspondant à la durée moyenne de formation ; le maximum est atteint en 1978 avec 10200 thèses, 8935 en 1980 ; puis 7081 en 1986, quand les effets de la loi de sélection de 1979 commencent à se faire sentir. »…  Ainsi, dans une situation économique et sociale très favorable – incluant l’institution d’une convention médicale nationale en 1971 –  un engouement sans précédent pour la profession médicale s’était traduit par la multiplication par un facteur 4 de l’effectif des promotions d’étudiant(e)s en médecine tout au long des années 60/70 … et par là de l’entrée dans l’exercice avec une latence d’une dizaine d’années. La décroissance du NC était donc impérative pour éviter que le corps professionnel ne s’oriente vers les 300 000 qui auraient pu être projetés alors et pour préserver un niveau d’activité et une rémunération décente aux médecins en exercice. Il reste que cette décroissance – différée jusqu’en 1980 – a été trop tardive ; elle n’a pas empêché que certains médecins libéraux dès la fin des années 80 et au début des années 90 – plusieurs études3 concordantes l’avaient démontré – ont été conduits à « dévisser leur plaque » en raison d’un nombre moyen d’actes durablement trop faible (ou bien de s’orienter vers des « modes d’exercice particulier » (MEP) qui allaient alors connaître un engouement sans précèdent, jusqu’à compter plus de 20 000 praticiens).

 


Ensuite, pour continuer, les années 1995/2005 qui ont conduit à la désertification croissante.

On doit regretter que la remontée du NC, engagée en 1999, ait été trop tardive et timide, tant il apparait aujourd’hui que les départs à la retraite des promotions d’étudiants pléthoriques des années 65 à 85 n’ont pas été compensés. Il faut aussi considérer deux évolutions à caractère populationnel, épidémiologique et social, survenues assez brutalement au tournant du siècle. La première avait été anticipée et signalée par l’Organisation Mondiale de la Santé qui appelait au « Défi des maladies chroniques ». Ainsi, sous l’effet conjugué du vieillissement des populations et de l’accroissement du nombre de malades chroniques « polypathologiques » l’offre de soins allait être très fortement sollicitée, en particulier pour des activités de suivi en ambulatoire, incluant les soins non programmés et associant le sanitaire et le social. Mais pour cela les choses n’étaient guère organisées (et les personnels, insuffisamment formés et « équipés »). La seconde évolution était plus difficile à prévoir. Elle concerne la conception que les jeunes générations peuvent avoir de leur exercice professionnel et de l’équilibre de celui-ci avec tout ce qui constitue la vie « personnelle ». A l’évidence, les promotions de jeunes médecins (hommes et femmes) sorties des facultés depuis la fin des années 90 ne souhaitent pas perpétuer un exercice clinique isolé pouvant aller au-delà de 60 heures hebdomadaires… comme le faisaient nombre de leurs ainés. Une telle évolution de la conception de l’exercice aurait cependant dû être anticipée et accompagnée par les organisations professionnelles…

 


Enfin et surtout, pour conclure, on voit bien que la seule approche numérique pour traiter la question de la démographie médicale et de l’accès aux soins est insuffisante et ne constitue pas, en soi, une politique.

C’est évidemment des conditions d’exercice de l’ensemble des professions de santé qu’il convient de se préoccuper, ce qui n’est guère aisé, alors que les différentes professions – et leurs représentants – restent très attachées à leur organisation « en silo ». Et c’est sans doute là, que depuis une vingtaine d’années, les pouvoirs publics manquent singulièrement de capacité prospective…

  1. Chabot JM, Sibilia J. Démographie des professions de santé : historique et perspective. Rev Prat 2020 ; 70 :259-263
  2. Got Cl. La Santé. Flammarion Ed. Paris ; 1992.
  3. Les omnipraticiens à faible activité libérale : France 1990.
    Le Fur P.
    , Ordonneau C., Sermet C., biblio n° 868, 1990/12, 321 pages.