Faire des cliniques privées des établissements de santé à part entière

En 25 ans, et sous l’effet de trois évolutions majeures, le paysage des cliniques privées a totalement changé.

16 Juin 2020
Philippe LEDUC, Directeur, Think Tank Economie Santé

Primo, le progrès médical et l’investissement en matériel et en murs qu’il nécessite : avoir accès aux techniques les plus modernes demande des ressources qui dépassent rapidement les capacités individuelles des propriétaires fondateurs

 

Secundo, les cliniques sont progressivement soumises à l’administration de la santé, à ses normes de fonctionnement, aux contrôles, sont intégrées dans des schémas : en 1996, elles seront explicitement mises sous la tutelle des Agence régionales d’hospitalisation

 

Tertio, l’initiative d’un « grand «  patron  français qui crée la première chaîne de cliniques de cliniques françaises, sous la marque de Générale de santé : à la fin des années 80, elle devient la matrice du paysage sanitaire privé d’aujourd’hui

 

Là où plus d’un millier de cliniques indépendantes et familiales existaient, domine désormais un oligopole de trois groupes (Ramsay-Santé/Elsan/Vivalto) qui ensemble pèsent pour plus de la moitié de l’activité de court séjour des cliniques privées. Une dizaine de groupes régionaux, auxquels il faut ajouter une coopérative d’établissements indépendants, dont le nombre de membres s’amenuise d’année en année, complètent le paysage. La taille des établissements, qui, à l’origine, était notoirement plus petite que celle des hôpitaux publics, rivalise, au moins en ce qui concerne les plateaux techniques (blocs opératoires, salles d’explorations, équipements de radiologie et de laboratoires). Dans nombre de grandes villes, là où l’hôpital public dominait une myriade de petites cliniques, il n’est pas rare de n’avoir plus que deux établissements, le centre hospitalier et la clinique. Dans les villes de plus petites tailles plusieurs dizaines de coopération public/privé, qui relevaient jadis de l’impensable, permettent aux patients de bénéficier de l’excellence médicale, souvent dans un lieu unique ou  partagé, au lieu d’une stérile et délétère concurrence.

 

Pourquoi, dès lors, persister à  faire des cliniques des établissements à part ? Faut-il que les cliniques privées assistent passivement au Ségur de la santé, au prétexte que seul l’hôpital public serait concerné ? Rater cette occasion, ce serait persister à préférer un système en silo, dans lequel  les  passerelles des compétences (du public vers le privé exclusivement) ne seraient que le fruit de la lassitude et de l’exaspération, un système où les patients pourraient être privés d’une prise en charge fluide et efficace.

 

Examinons les quatre obstacles qui s’opposent à une saine normalisation des cliniques, en partant des reproches qui leur sont faits :

 

  1. Les cliniques choisissent leur patientèle et n’ont donc pas les même contraintes que les hôpitaux publics : la plupart des grands établissements privés proposent aujourd’hui des services d’urgence, accroissent leurs capacités en médecine et réclament de participer aux réunions de concertation. Après que la loi HPST a ouvert la possibilité pour des établissements privés de se voir confier des  missions de service public, le gouvernement de François Hollande s’est empressé de supprimer cette ouverture, au prétexte juridique que seuls des établissements de statut public  pouvaient exercer des missions de service public ; Une réouverture de cette opportunité est indispensable, à condition évidemment que les cliniques privées satisfassent aux trois autres conditions ci-dessous.
  2. Les cliniques ne sont pas des acteurs de santé publique puisqu’elles n’agissent pas sur la prévention, ne proposent pas d’interface avec le secteur médicosocial et n’agissent pas pour mettre en place de véritables parcours de soins ; cette critique est parfaitement recevable, même si de nombreux établissements privés ont développé des soins de support, des parcours thérapeutiques (en cancérologie notamment) Un cahier des charges ouvrant droit à des financements et  soumis à évaluation serait susceptible de surmonter cette faille.
  3. Les cliniques ne peuvent pas être des établissements comme les autres puisque leurs médecins sont des libéraux indépendants . C’est bien le statut du médecin qui est en cause, ce qui conduit, si l’on veut bien prendre un peu de recul, à des situations un peu ubuesques pour le patient : imagine-t-on que pour acheter une voiture, un acheteur fasse deux chèques, l’un au concessionnaire pour la construction, la logistique et l’effort commercial, l’autre à l’ingénieur pour la conception du véhicule ? C’est le cas dans  les cliniques aujourd’hui même si l’intermédiation des mutuelles et des assurances complémentaires masque parfois aux patients cette réalité.  Il y a deux ans, le premier syndicat des médecins libéraux français mettait à l’ordre du jour de ses Universités d’été l’émergence d’un contrat unique pour tous les médecins français, leur permettant d’exercer indifféremment en ville, en cabinet, à l’hôpital et en clinique. Une telle ouverture aux jeunes médecins, changerait radicalement le paradigme de l’exercice médical, en supprimant les obstacles liés à la rigidité des statuts  et en offrant une sécurité (en matière d’assurance notamment) et  de réelles perspectives de carrière.
  4. Les chaines de cliniques ont comme actionnaires des fonds d’investissements et il est tout à fait impensable de confier des missions relatives à la santé des français à des intérêts privés susceptibles de modifier leurs objectifs en fonction d’un niveau de marge financière. La transformation de cliniques privées en ESPIC est une voie possible : c’est d’ailleurs le mode de gestion hospitalier le plus répandu en Allemagne, en Espagne, et même fréquent aux Etats Unis-, mais ce serait pour autant se priver de ressources  privées disponibles. Il faudrait donc que les groupes de cliniques signent un pacte  qui donnent une place significative à un actionnariat des médecins et du personnel (de l’ordre de 20/25%) et à un actionnariat français public (CDC/BPI, fonds régionaux) ; des investisseurs ou des fonds d’investissements  stables complèteraient ce tour de table en  s’engageant sur des durées longues (d’au moins dix ans). Ainsi serait répondu aux objections de l’instabilité potentielle. Enfin, la mutation des groupes de cliniques en entreprises à mission tel que créées par la loi PACTE représenterait une évolution juridique, symbolique et politique considérable.

 

Supprimer les cliniques privées ou les confiner dans un rôle complémentaire et  subalterne pour clientèle aisée : tel est le souhait de certains, enfermés dans leur idéologie! Plutôt que de le laisser dans un rôle de mauvais objet nécessaire où l’hypocrisie de notre système de santé le cantonne, nous proposons une véritable mue du secteur privé, qui permettrait enfin une réelle complémentarité entre les trois secteurs juridiques français, public, d’intérêt collectif, privé, au bénéfice du patient et du citoyen cotisant à la sécurité sociale.

 

Jean-Marc COURSIER, médecin pneumologue libéral

Philippe DENORMANDIE, chirurgien

Benoît PERICARD, président d’une association médico-sociale, ancien directeur d’agence régionale d’hospitalisation